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Une rafale de vent secoue le fret mondial

March 26, 2021
10+ min

J’ai l’habitude depuis quelques mois de faire une veille des évènements météorologiques marquants, puis d’en sélectionner quelques uns pour les partager sous forme d’une sorte de revue de presse, le tout sur notre blog. J’aime réaliser cette veille depuis mon compte Twitter ou le compte d’HD Rain. Quelques fois, une actualité sort un peu de ce cadre mais je l’enregistre quand même. Pour en parler plus tard, ou pour me renseigner sur un sujet qui m’intrigue. En apercevant ce tweet et cette photo mardi soir vers 23h je n’ai pas pu m’empêcher de repartager, avec un petit commentaire en français : le canal de Suez est bloqué. Le lendemain en désactivant le réveil j’ouvre directement Twitter puis Instagram. Puis Google Actualités. Rien de nouveau encore. Le sujet m’obnubile. Pendant de longues heures, je guette une notification sur le sujet, pour tenter de percevoir l’étendue des dégâts et l’ampleur du problème. Un bateau, plus grand que la Tour Eiffel, transportant des dizaines de milliers de conteneurs, vient de se mettre en travers d’un canal par lequel passe 5,5 millions de baril de pétrole par jour (entre autre).

Le porte-conteneurs Ever Given de la compagnie EverGreen et le canal de Suez ©Associated Press

Très vite, je trouve des articles dans la presse, et on en parle au sein de notre chat d’équipe. L’état du fret mondial pour cause de Covid nous a déjà fait transpirer l’an dernier avec le Covid, et, allez savoir pourquoi, on s’est vite dit que ça pouvait à nouveau être problématique en 2021 avec cette histoire de bateau échoué. Les images du trafic dans la zone montrent très rapidement les conséquences et l’étendue du bouchon qui se forme. Le canal a pourtant été agrandi et dédoublé. Manque de chance, le dédoublement n’a été fait que pour la partie plus au nord, au dessus du grand lac Amer, mais pas pour la partie sud, entre le lac et le port de Suez.

ça bouche à Port Said en Méditerranée et à Suez sur la Mer Rouge

La première raison évoquée c’est la panne. La rumeur dit qu’un black out s’est produit, provoquant l’accident. On apprend ensuite que les opérations se font au gré des marées qui font varier le niveau de l’eau dans le canal. Puis des posts commencent à faire remonter des informations des marins à bord de l’EverGiven… Ils parlent plutôt d’une cause liée à la météo.

Image Copernicus — Sentinelle 3

Une rafale de vent. Une rotation de la direction d’où souffle le vent au passage du front froid d’une perturbation, une tempête de sable et une grosse rafale de vent pour être précis. Voilà le phénomène météo qui fait vaciller le fret maritime mondial depuis presque 3 jours. Ces énormes navires bénéficient souvent d’expertises météo pour parcourir sans trop de risque les océans de la planète. Seulement même avec des très bons modèles météo, ce type de phénomène est dur à anticiper. C’est de la micro météorologie, de la toute petite échelle, et surtout, c’est un phénomène qui nécessite de relever avec finesse les paramètres météo partout autour de la planète, ce qui est (très) loin d’être le cas aujourd’hui.

Capture d’écran Infoclimat de la station de Ras Sedr, la station la plus proche du lieu du drame

Grâce à Infoclimat (et à Serge Zaka) je vais regarder les stations météo les plus proches du lieu du drame. Une seule (sur les 4 de la zone) a transmis des données. Les valeurs des vitesses des rafales de vent ne sont pas impressionnantes mais impossible pour le moment de savoir si elles n’ont pas été plus forte autour de l’Ever Given. Les deux informations importantes à prendre en compte sur ce tableau de données : la visibilité médiocre et la rotation de vent du sud ouest au nord-nord-est, de façon très brusque, au moment du passage d’un front sur la zone. A l’avant du front, le vent souffle du désert, apportant son lot de sable et de températures élevées. L’indice bio-météo qui monte à 34 le montre bien. Puis vient le front froid et lors de son passage les rafales peuvent être violentes, tourbillonnantes et imprévisibles pour un marin qui pense naviguer vent dans le dos. Et d’un coup, le vent arrive par l’autre côté du navire !

Photo du bateau situé juste derrière

Un navire de cette taille, face à un changement brusque de direction du vent, ça peut tourner, ça peut tourner vite, et il n’y a peut-être pas grand chose d’autre que de se dire “et merde….” depuis la timonerie. En un quart de seconde, une petite rafale de vent a perturbé pour plusieurs jours (et peut-être plus encore) l’infrastructure bien huilée du fonctionnement de notre monde mondialisé. Le visuel, grotesque, parle plus qu’un virus invisible pour montrer à quel point un grain de sable peut venir tout perturbé. Le gag se poursuit à chaque nouvelle photo, rendue accessible par les réseaux, montrant la petitesse des grues sur le bord du canal devant le géant d’acier échoué. En prenant un peu de recul on se rend compte de l’étendue immense du problème : des centaines, des milliers de bateaux aussi énormes que l’Ever Given passe dans les deux sens à cet endroit du canal, véritable autoroute d’échange entre l’Europe, le Moyen Orient et l’Asie.

Les bateaux en Méditerranée, en Mer Rouge, et autour…

Pour que tout fonctionne comme prévu, pour que nos centres commerciaux soient pleins, pour que nos voitures roulent, pour que nos avions volent, bref pour tout ce qui fait notre confort de vie du XXIème siècle, nous avons besoin de cette logistique mondiale organisée autour des conteneurs et des portes-conteneurs. Le transport maritime est une activité qui préfère rester discrète, surtout qu’elle ne se rappelle à nous que pour les mauvaises nouvelles : marée noire, bateau échoué, conteneurs à la mer…

Faire le tour de l’Afrique, ça prend du temps, c’est risqué, et ça coûte de l’argent

Le processus d’expédition par conteneurs, la conteneurisation est le procédé, datant de l’après seconde guerre mondiale, qui a permis, grâce à la baisse des coûts, de mondialiser nos économies et d’organiser le grand déménagement du monde. Les coûts ont baissé car le transport en conteneurs est optimisé. On a construit des bateaux de plus en plus gros, au fur et à mesure que le prix des transports baissait, rendant attractive la main d’œuvre bon marché notamment dans les pays d’Asie. Personne ne pense à tout cela en achetant ses haricots du Kenya, son canapé Made In China ou sa voiture Toyota. Pourtant une friction dans la chaîne logistique et les conséquences arrivent en cascade par la suite. Le Covid-19 nous l’a montré depuis l’an dernier. Pour ceux qui ne connaissent pas le transport maritime, sachez que la pandémie a provoqué une crise sans précédent dans ce secteur stratégique :

  • longues (très longues) attentes pour décharger les conteneurs dans les ports
  • centaines de milliers de travailleurs bloqués depuis 14 mois sur les bateaux car les règles sanitaires ne leur permettent pas de rentrer dans leurs pays
  • prix indécents compliquant les expéditions et les approvisionnements

Voilà une petite rafale de vent qui a bouché un point crucial pour le commerce mondial, pile à l’endroit où il n’y a pas de dédoublement ou de solution de secours. D’après les autorités, vu la position du bateau les opérations pourraient durer des semaines. Et il n’existe pas de dragée Fuca pour déboucher la constipation du canal de Suez…